« John, pourrais-tu écrire un papier sur le rôle de la Banque Triodos en tant qu’acteur du changement ? » C’est la question qui m’a été posée par Triodos et j’ai tenté de lui donner une dimension concrète. Cette première banque éthique a-t-elle réellement opéré un changement dans nos contrées, et le fait-elle encore ? Si oui, où a-t-elle fait concrètement la différence ? Et qu’en est-il à présent ? En d’autres termes : quelles sont les activités et réalisations qui existent aujourd’hui et que seule Triodos était prête à financer ?

Nous avons beaucoup appris d’eux, et eux, de nous, je crois.
Niko Deprez, Beauvent

Je savais déjà que la banque était pionnière en Belgique en matière d’énergie renouvelable. Niko Deprez, président et cofondateur de la coopérative énergétique Beauvent, le confirme au téléphone : « La Banque Triodos a été très importante pour nous. Elle nous a beaucoup appris lorsque nous nous sommes lancés dans les éoliennes. À l’époque, aucune autre banque ne voulait financer les projets éoliens, mais Triodos était partante. Ils connaissaient le sujet. » Cela a créé une relation stable, témoigne N. Deprez, dont la coopérative développe entre-temps des projets d’énergie verte pour plusieurs millions d’euros. N. Deprez : « Triodos est toujours notre banque. Nous avons également été leur sparring partner lorsqu’ils ont démarré la banque par internet. Nous avons beaucoup appris d’eux, et eux, de nous, je crois. »

C’est une bonne chose que d’autres institutions financières aient appris à soutenir ce type de projets.
Thomas Van Craen, directeur de la Banque Triodos

Triodos Belgique a donc permis la création de ce type de coopératives qui incarnent actuellement la transition énergétique. Mais à mesure que l’énergie renouvelable gagnait du terrain, les autres banques ont également commencé à s’y intéresser. Et souvent, elles semblaient proposer des crédits moins chers que Triodos. De plus, les grandes banques pouvaient débloquer plus facilement les gigantesques montants nécessaires, par exemple, pour les parcs éoliens en mer. Thomas Van Craen, directeur de la Banque Triodos Belgique, ne le nie pas : « C’est très bien que l’économie change en permanence. C’est une bonne chose que d’autres institutions financières aient appris à soutenir ce type de projets. En soi, je me félicite que nous ayons joué ce rôle de locomotive. Les entrepreneurs sociaux tels que Triodos n’échappent toutefois pas au marché. On pourrait se dire qu’il est regrettable que nous ne puissions pas répondre aux attentes de certains partenaires, mais c’est à nous qu’il incombe d’imaginer d’autres solutions. »

C’est à la banque de trouver des solutions – de continuer à faire la différence – dans les limites que Triodos s’impose elle-même (voir plus loin) et dans les limites du système financier actuel. T. Van Craen : « Parmi ces solutions, il y a par exemple les prêts hypothécaires verts que Triodos a lancés avec succès sur le marché, avec des taux d’intérêts qui baissent à mesure que les clients rendent leur habitation plus éco-énergétique. La Banque Triodos attend d’être sollicitée par les gouvernements bruxellois et wallon pour étudier ensemble la manière dont la banque peut contribuer à rendre les bâtiments plus éco-énergétiques. »

bouw windmolenpark
L’été prochain, les 23 éoliennes de Northwester 2, situées dans la mer du Nord, produiront l’énergie de quelque 230.000 ménages. Triodos a financé le projet avec 10 autres banques. Photo: Vedran Horvat.

Pour réduire les prix, on met souvent les gens sous pression

Si la Banque Triodos ne peut pas offrir de tarifs planchers sur certains marchés qu’elle dominait, c’est notamment la conséquence de choix conscients. Un peu comme un agriculteur bio qui ne peut pas toujours proposer les légumes les moins chers parce qu’il n’utilise ni pesticides ni herbicides. La banque ne fait, par exemple, pas appel aux financements bon marché de la Banque centrale européenne et se tient loin à l’écart du jeu des marchés financiers. Les faibles taux d’intérêts pèsent proportionnellement plus sur une banque qui, pour générer ses recettes, choisit majoritairement d’investir dans l’économie réelle et y consacre plus de trois quarts des avoirs qu’elle détient. Enfin, la législation imposée aux banques après la crise financière de 2008 a plutôt été pensée pour les grandes banques et pèse proportionnellement plus lourd sur les petites structures.

Tout cela permet parfois aux autres banques d’assortir les crédits qu’elles accordent de taux d’intérêts plus bas. Mais surtout, Triodos finance uniquement des activités ayant un « impact positif sur la qualité de vie des gens, explique Inge Wallays, coresponsable des investissements à la Banque Triodos. Nous commençons par sélectionner des projets et des entreprises qui ont un effet positif sur le plan social, écologique ou culturel. Ce n’est que lorsqu’elles remplissent ces conditions que nous passons à l’analyse financière. »

Ses propos sont confirmés par le Scan des banques de l’asbl Fairfin, qui classe les banques selon des critères de durabilité : Triodos se classe première en Belgique en termes de climat, nature, droit du travail, droits de l’Homme, transparence, armes, fiscalité...

Cela se traduit par un vaste éventail de choix et de « résultats » connexes. Inge Wallays : « On nous adresse de nombreuses demandes. Une mosquée à Saint-Josse-ten-Noode, des panneaux solaires sur l’auvent d’un parking, ... Nous avons financé la mosquée parce qu’elle s’ouvrait à tout le voisinage. Le parking, en revanche, était loué à une entreprise qui réalise l’essentiel de son chiffre d’affaires dans l’industrie de l’armement, ce qui est incompatible avec notre mission. » Dans ce sens, opter pour un impact social a un prix : une banque où la rentabilité financière n’est pas le seul critère – voire même pas le premier – rate probablement des opportunités de grande rentabilité financière à court terme offertes par des projets dont l’impact sur la société est moins positif.

« Je pense que nous pouvons expliquer pourquoi nos services sont plus chers, souligne T. Van Craen. Nous internalisons le plus possible les coûts sociaux. » Triodos, qui sait pertinemment comment est utilisé son argent, est bien mieux placée que les autres banques pour en mesurer l’impact. Depuis l’an dernier, elle mesure par exemple les émissions de carbone des projets qu’elle finance. Par la méthode des Partnership Carbon Accounting Financials (PCAF), la banque a décrit dans son rapport annuel la quantité de carbone produite, évitée ou retirée de l’atmosphère par les projets financés. En matière d’équivalent CO2, la production d’un million de tonnes a été évitée (principalement via des projets d’énergie renouvelable), 200.000 tonnes ont été produites et 20.000 tonnes ont été retirées de l’atmosphère (par la végétalisation).

Tout cela n’empêche évidemment pas la banque de faire des analyses financières des projets dont elle s’occupe. Inge Wallays : « Après cette première sélection en termes de durabilité vient l’analyse financière : sommes-nous en mesure de financer ce projet ? Ce projet est-il viable financièrement ? Ces deux éléments sont pris en considération par le comité des crédits pour parvenir à une décision finale. » Il n’est pas difficile de trouver des clients ou des ex-clients qui estiment que la Banque Triodos ose imposer des critères stricts sur le plan financier. C’est notamment dû au fait qu’elle doit survivre sur le marché et que les comptes doivent tenir la route.

Olga Van Genechten est une entrepreneuse créative qui a ouvert la boutique Supergoods à Gand. Elle y vend des vêtements et autres produits écologiques et fabriqués dans le respect. Photo: Bas Berkhout.

Les choses bougent

En parlant avec les collaborateurs de la banque et en poursuivant ma réflexion, je me suis rendu compte que Triodos avait également contribué à un changement à un autre niveau, plus fondamental. Dès sa création en 1980, les fondateurs de Triodos étaient convaincus  qu’une banque peut et doit faire changer la société. T. Van Craen : « La banque a pour mission de mettre l’argent au service d’un changement de société. Nous sommes convaincus que les choix d’une banque ne peuvent pas être dictés par une optimisation des bénéfices à court terme. Depuis le début, chez Triodos, nous attachons beaucoup d’importance à l’impact sociétal des projets que nous finançons. Nous cherchons le juste équilibre entre l’impact, les risques et la rentabilité. »

Dans le secteur de la banque privée, Triodos était en cela à la fois un pionnier et une exception. Les institutions publiques de crédit présentes en Belgique et dans d’autres pays européens avaient souvent, elles aussi, une vocation sociétale clairement déclarée. Le Crédit communal devait financer les communes, tandis que la Caisse Générale d’Épargne et de Retraite (CGER) soutenait le logement social. Ces institutions publiques de crédit ont toutefois été privatisées l’une après l’autre, de sorte qu’il ne restait pas beaucoup de place aux banques ayant une mission sociétale.C’est ainsi que Triodos est devenue une exception. Mais, tandis que la planète fonce tout droit dans des murs écologiques et sociaux, la tendance semble s’inverser. Tous les pays du monde ont approuvé en 2015 les Objectifs de Développement Durable (ODD). Et les conséquences de plus en plus menaçantes du changement climatique font monter la pression : on attend du système financier qu’il contribue davantage au développement durable.

Aujourd’hui, la Commission européenne reconnaît que ce que les banques financent détermine la qualité de la société et de l’économie, de même que l’avenir d’un pays. Pour moi, c’est une percée très importante.
Kees Vendrik, économiste en chef de la Banque Triodos

La Banque Triodos, qui travaille dans cet esprit depuis le début, tente depuis quelques années de faire entendre sa voix pour faire changer le système financier. Triodos s’est donc rendue aux Nations Unies pour discuter des principes de l’ONU applicables à la banque durable. Kees Vendrik, économiste en chef chez Triodos, explique : « Ces principes de l’ONU partent de l’idée que l’impact social et écologique lié à l’action des banques est important. Lorsqu’une banque veut lutter contre le changement climatique, elle doit réduire l’empreinte carbone des projets qu’elle finance. » Le premier principe de l’ONU est que les banques doivent aligner leur gestion sur les ODD et les Accords de Paris sur le climat. Pour pouvoir vérifier si elles le font, elles doivent être transparentes et tenir compte de toutes les parties prenantes. La moitié des banques dans le monde – soit 70.000 milliards d’euros d’actifs – ont souscrit à ces principes de l’ONU. C’est notamment le cas de certaines des plus grandes, dont la plus grande de toutes : la banque chinoise ICBC.

Reste évidemment à savoir ce que contient précisément cet engagement. K. Vendrik : « Même si c’est un engagement sur base volontaire, cela reste un engagement ! Chaque banque qui souscrit à ces principes doit indiquer à quel niveau elle commence et doit démontrer qu’elle progresse en publiant chaque année un rapport. Un secrétariat spécial est chargé du suivi. » Triodos a pu faire entendre sa voix à New York au nom de la Global Alliance for Banking on Values, un réseau mondial d’institutions financières visant une plusvalue sociétale.

Au sommet pour le climat des Nations Unies à Madrid, des mesures concrètes pour des pratiques bancaires durables ont été défendues par Peter Blom et Kees Vendrik, respectivement CEO et économiste en chef de la Banque Triodos.

La taxonomie verte de l’UE

Au niveau européen aussi, il se passe pas mal de choses. Fin 2016, la Commission européenne a désigné un groupe d’experts chargés d’étudier la manière dont le secteur financier peut contribuer davantage au développement durable. En 2018, le groupe a défini un programme de dix actions cruciales. La principale action consistait à définir les activités considérées comme durables : en d’autres termes, il fallait élaborer une taxonomie européenne – c’est-à-dire un système de classification – des activités durables.

Triodos s’est assez bien investie dans le travail autour de cette taxonomie verte. Et ce ne fut pas une sinécure, comme en témoigne Kees Vendrik. « Au départ, la taxonomie définissait uniquement ce que sont les véritables produits verts. Du coup, cela ne concernait qu’un à deux pour cent de tous les produits financiers. Pour nous, c’était loin d’être idéal. » Triodos s’est donc plaint du fait que les banques ou fonds durables auraient l’obligation de fournir des rapports supplémentaires, contrairement aux autres banques ou fonds « traditionnels ». K. Vendrik : « Nous voulions que la taxonomie aille bien plus loin : définir ce qui contribue à plus de durabilité mais également ce qui n’y contribue pas. Le compromis que nous avons atteint est qu’au-delà des produits financiers verts, des produits dits de ‘transition’ ou ‘facilitateurs ’ soient également définis. »

Une entreprise qui fabrique des éoliennes s’inscrit dans la transition. Un fabricant de compteurs numériques rend, quant à lui, la transition possible. Ce que la taxonomie ne fait toutefois pas (encore), c’est déclarer explicitement non durables les produits financiers liés aux carburants fossiles. Contrairement aux principes de l’ONU, les règles de l’UE sont contraignantes. Pour K. Vendrik, le programme d’action européen est une percée historique. « Pendant longtemps, on a dit que l’argent était neutre. Peu importait ce que l’on finançait. Aujourd’hui, la Commission européenne reconnaît que ce que les banques financent détermine la qualité de la société et de l’économie, de même que l’avenir d’un pays. Pour moi, c’est une percée très importante. »

Une banque qui a contribué à créer une tendance historique

D’une certaine manière, l’UE suit la Banque Triodos dans ses choix d’il y a quarante ans. Bien sûr, c’est en premier lieu dû à la situation où le monde s’est empêtré par rapport au changement climatique mais Triodos a ouvert la voie et rappelle constamment aux gens que leur argent peut être leur voix, et qu’ils peuvent la faire retentir s’ils le veulent.

Entretemps, une réciprocité s’est mise en place. La banque a initié une prise de conscience au sein d’un public qui, à son tour, pousse aujourd’hui la banque à bouger. C’est ce que constate également Inge Wallays. « Beaucoup de gens nous contactent spontanément. Leur principal message est : ‘Je veux que mon argent serve à quelque chose de bien’. » Et pour le directeur Thomas Van Craen : « L’argent est l’expression d’une relation entre celui qui le possède et son environnement. Nous discutons avec nos clients de la question suivante : quel changement voulons-nous opérer avec votre argent ? » T. Van Craen constate que le nombre de citoyens qui posent des questions est en augmentation constante. « En tant que banque, cela nous contraint à faire un grand écart. D’une part, la demande d’une banque durable n’a jamais été aussi forte. Et d’autre part, le contexte n’a jamais été aussi difficile en raison des faibles taux d’intérêts. C’est un beau dilemme que la banque doit apprivoiser sans prendre trop de risques. »

C’est cette réalité qui oblige en permanence la Banque Triodos à faire des choix. Ouvrir plus d’agences, proposer des comptes à vue – que certains clients réclament de longue date – ou d’autres formes de services financiers ? Est-ce réalisable ou faut-il rester concentré sur le financement de projets positifs pour permettre ainsi un changement de société ? Depuis sa création, Triodos avance en équilibre entre ce que les marchés autorisent et son objectif sociétal. Et à ce niveau là, chaque jour se ressemble.