Ces derniers temps, un débat houleux sur la durabilité et la croissance fait rage. Il porte sur la croissance verte en opposition à la décroissance. Les va-t-en-guerre adeptes de la décroissance ne comprennent pas que ce que les gens veulent, c’est la croissance, explique Pieter Hasekamp, directeur du Bureau central du Plan aux Pays-Bas. Dans une carte blanche, l’économiste Roel Beetsma constate que les adeptes de la décroissance ne comprennent pas ce qu’est la croissance. Et que celle-ci est indispensable pour financer la transition écologique.

La croissance fait partie intégrante de l’ADN de la plupart des économistes. Dans leur vision, la décroissance serait donc le fruit d’une conception erronée. Dans notre optique, la décroissance signifie surtout que la contraction des activités économiques pourrait être une conséquence d’une politique de durabilité.

Dans cette problématique, il existe cependant un consensus : il faut s’attaquer au changement climatique et à la disparition de la biodiversité. Là où les avis divergent, c’est dans la hiérarchie des priorités. Les adeptes de la décroissance brandissent les objectifs écologiques. Si nous ne respectons pas les limites de la planète, il n’y aura bientôt plus de monde viable pour nous permettre de profiter de notre prospérité. La réalité crue est, qu’actuellement, nous dépassons déjà six des neuf limites planétaires : changement climatique, perte de biodiversité, excédent d’azote, pénurie d’eau verte, pollution par le plastique et changement d’utilisation des sols.

Insuffisance de matières premières

Dans notre approche, l’idée de la décroissance reconnaît ces limites planétaires. Et l’objectif principal est d’œuvrer à y remédier. En effet, à défaut de le faire, c’est toute l’économie qui s’effondrera. C’est ce qu’on appelle « degrowth by disaster » – la décroissance par le désastre.

Si toutefois la réparation est compatible avec l’innovation, pas d’objection ! Et de préférence en menant au maximum une politique efficace. C’est-à-dire en tarifiant lorsque c’est envisageable. En imposant des normes là où c’est possible.  Et, lorsqu’il n’y a vraiment aucun moyen de faire autrement, en interdisant. Nous devons toutefois rester réalistes. D’après les experts en matériaux, il n’y a pas suffisamment de matières premières pour concrétiser tous les projets de fabrication d’éoliennes, de panneaux solaires et de batteries. Si nous voulons réellement respecter les limites de la planète, il va falloir réduire la pression matérielle sur celle-ci. Pour y parvenir, il faudra que l’efficacité des matériaux (c’est-à-dire les intrants naturels nécessaires à l’activité économique) augmente de plusieurs dizaines de pour cent. Ce n’est encore jamais arrivé dans l’histoire. Et il est probable que cela ne se produira pas non plus à l’avenir.

Si réduire la croissance n’est évidemment pas un but en soi, ce peut être la conséquence d’un respect des limites de la planète. Il n’est en outre pas exclu qu’on assiste à un glissement au sein de la croissance économique. Pour parvenir à une situation où le non-matériel serait davantage valorisé. Et même si la croissance se réduit, cela ne signifie pas obligatoirement que le bien-être diminue. À prix égaux, un réfrigérateur qu’on garde deux fois plus longtemps qu’un modèle qui tombe plus rapidement en panne, entraîne une contraction de l’économie. Mais pour l’utilisateur, dudit réfrigérateur, cela ne change rien en termes de confort.

Roel Beetsma constate, à juste titre, que d’autres parties du monde veulent croître. Pour bénéficier également d’une prospérité minimale. Comme Pieter Hasekamp le souligne, il est important de redistribuer, tant à l’échelon national qu’international. En effet, la redistribution et l’équité internationale sont des éléments importants qui doivent précisément nous pousser à réfléchir à un ralentissement de la croissance. Force est de constater que les pays riches ont l’empreinte écologique la plus importante. Et qu’ils n’ont pas besoin de croissance pour être plus heureux.

Car c’est encore une raison supplémentaire, relativement basique, pour laquelle la croissance n’a pas sa place dans l’ADN des économistes. Au bout du compte, la croissance n’est qu’un moyen d’accéder à la prospérité (lire : au bonheur). Actuellement, dans les pays riches, la perception subjective du bonheur est totalement dissociée de la croissance économique. C’est précisément ce que les grands économistes, comme Keynes, avaient prédit. Un temps viendra où il ne faudra plus nécessairement accroître la croissance économique pour répondre au problème économique le plus fondamental : notre combat pour un minimum de subsistance.

Une économie qui respecte les limites

Revenons à la hiérarchie de nos objectifs. Les économistes sont convaincus par la croissance. La recette de la croissance évite donc d’inquiéter ceux qui doivent faire un pas en arrière en termes de consommation, rend les infrastructures collectives financièrement plus abordables et autorise que la prospérité se développe ailleurs. La croissance arrive donc en tête parce qu’elle est à la base de notre système ; viennent ensuite les défis écologiques, où nous misons totalement sur l’innovation. Toutefois, dans ce système de croissance, le paradoxe de Jevons vient pointer le bout de son nez : les gains d’efficacité engendrés par les innovations sont souvent réduits à néant par une utilisation accrue. Tandis que les énergies renouvelables ont la cote dans le monde entier, la consommation de combustibles fossiles ne diminue pas. Nous vivons comme des géants avec une consommation d’énergie en hausse. Pour nos véhicules électriques, nos centres de données pour l’IA et le cloud computing.

Nous pourrions continuer à polémiquer longtemps. Mais, en définitive, il s’agit de définir les priorités. Allons-nous continuer à privilégier la croissance économique ? Ou reconnaître que notre système économique doit opérer dans les limites de la planète ? Si nous choisissons cette seconde option, il va véritablement falloir respecter ces limites. Et envisager la possibilité que notre addiction à la croissance puisse prendre fin. Comme les économistes, nous avons appris qu’il convient de faire des choix.

Dirk Schoenmaker enseigne la finance à l’Université Érasme de Rotterdam. Hans Stegeman est économiste en chef à la Banque Triodos. Ce texte est une traduction de la carte blanche publiée, en néerlandais, le 4 juillet sur le site nrc.nl.