La première nouvelle forme d’habitat étu­diée par Peggy Totté est l’habitat partagé ou cohousing. Pour l’association cultu­relle Architectuurwijzer, elle a organisé l’exposition « Housing apart together », regroupant une vingtaine de projets d’habitat collectif. Il s’agit chaque fois d’un groupe de personnes ayant choisi d’avoir leur propre unité d’habitation dans un bâtiment disposant de divers espaces partagés tels qu’une buanderie, un jardin ou même une salle polyvalente et des chambres. « Lorsque des gens optent pour un cohousing en ville, ils le font pour une qualité d’habitat qu’on ne retrouve pas dans une maison de rangée ou un appartement. Dans les villages, il s’agira plutt de biens patrimoniaux qui se retrouvent vides. Un châtelain seul n’est pas capable de gérer tout un domaine, alors qu’en groupe, c’est possible », explique Peggy.

La disqueuse du voisin

Elle-même, qui a grandi dans un appar­tement à Anvers, habite aujourd’hui dans une maison de rangée qu’elle a construite. « J’ai un petit jardin de ville, et c’est un grand luxe », estime-t-elle. Et même si déménager pour un cohousing n’est pas dans ses priorités, plusieurs choses qu’elle a découvertes en collaboration avec l’anthropologue Ruth Soenen ont toutefois retenu son attention. « Si je devais opter pour un habitat partagé, je le ferais en rai­son de la qualité et de la plus-value offertes par le bâtiment et la situation, et pas pour le groupe. En effet, si on choisit un projet parce qu’on s’entend bien avec les gens qui en font partie et qu’au bout d’un certain temps, plusieurs familles s’en vont, on finit parfois par se rendre compte qu’on n’aime pas tellement l’endroit où on vit. »

L’étude anthropologique lui a aussi appris que les meilleurs projets sont ceux où peu­vent s’intégrer des personnes qui n’ont pas l’esprit de groupe, où les moments passés en groupe ne sont pas source de contrain­tes et où chacun peut retrouver son intimi­té à sa guise. « Un voisin qui se trouve sur sa terrasse privée peut signaler qu’il a besoin d’intimité et n’a pas envie de passer un moment en groupe. Cela se traduit par une grande qualité d’habitat, parce qu’on peut compter sur les autres et partager des acti­vités tout en veillant à respecter le besoin d’intimité de chacun – peut-être même plus que dans un lotissement où il y aurait un chien qui ne cesse d’aboyer ou un voisin fan de sa disqueuse », dit-elle en riant.

Photo: Brecht Van Maele pour Architectuurwijzer.

L’habitat partagé est de plus en plus fréquent, surtout en ville. « Les administra­tions des villes commencent à apprivoiser le phénomène et à en découvrir les avanta­ges. Elles voient d’un bon œil les groupes de cohousing qui s’installent dans un quartier. Les communes plus petites ont souvent davantage de difficultés à intégrer ces projets dans leur cadre réglementaire. » Pour elles, il n’est pas toujours évident de faire réussir un projet au niveau architectu­ral. « En tant qu’architecte, il arrive que le commanditaire soit un groupe d’habitants comptant jusqu’à vingt familles, dont la plupart sans la moindre connaissance tech­nique de la construction. Cela aboutit par­fois à quelques projets intéressants, mais plus souvent, on est confronté aux limites et surtout aux nombreuses discussions entre habitants. » Certains groupes optent explicitement pour un projet d’habitat du­rable, en oubliant parfois que la situation joue elle aussi un rôle important. C’est par exemple le cas d’une ferme en carré située loin de tout.

Coopératives d’habitation ?

Une autre nouvelle forme d’habitat susceptible de fortement séduire Peggy en tant qu’urbaniste et architecte, c’est la coopérative d’habitation. Dans notre pays, on trouve des coopératives en tous genres dans tous les secteurs. Cela va des grandes coopératives de citoyens regroupés pour produire et consommer de l’énergie renouvelable aux petits groupes qui gèrent ensemble un supermarché bio pour bénéficier de prix avantageux. Il exi­ste également des coopératives de travail­leurs composées de soignants à domicile, d’imprimeurs ou de comptables qui créent un affaire et la gèrent ensemble.

Quant aux coopératives d’habitation, elles existent aussi. Elles construisent aussi bien des projets d’habitat partagé que des habitations ou appartements classiques. Cette forme d’habitat n’est toutefois pas une évidence dans un pays où les habitants sont réputés avoir « une brique dans le ventre ». En effet, dans une coopérative d’habitation, on n’est pas propriétaire des briques : on détient des parts de la société coopérative. « C’est la coopérative qui est propriétaire de tous les bâtiments. Elle les gère avec une partie de vos parts et avec vos revenus locatifs. En tant qu’actionnaire, chacun a son mot à dire dans la gestion, explique Peggy. Le terrain appartient également à la coopé­rative, sauf lorsque la commune le met à disposition, par exemple par le biais d’une emphytéose. Dans ce cas, la coopérative dispose d’un droit d’utilisation du sol pendant 99 ans. »

Habitat abordable

Par ailleurs, il ne faut pas obligatoire­ment détenir (beaucoup) de parts d’une coopérative d’habitation pour pouvoir y habiter à prix abordable. L’habitat abordable est précisément l’objectif de wooncoop, qui lance aujourd’hui des projets d’habitat dans tout le pays. Créée à Gand en 2017, cette coopérative s’adresse à plusieurs profils, à un public avec plus ou moins de moyens financiers, qui constituent ensemble une part im­portante du capital. Chacun loue ensuite à prix cotant, ce que wooncoop appelle « louer à soi-même ».

Créée à Gand en 2017, la coopérative wooncoop s’adresse à plusieurs profils, à un public avec plus ou moins de moyens financiers. Ici, le projet Moos°Herk à Hasselt.

Le fait de ne pas devenir propriétaire ne nuit-il pas à cette forme d’habitat ? Pas nécessairement, estime Peggy. Vouloir acheter plutôt que louer n’est pas vrai­ment inné : la brique que nous évoqui­ons tout à l’heure s’est effritée au fil du temps. « Après la guerre, la construction de maisons sur des terrains inoccupés a été massivement subventionnée grâce à la loi De Taeye. La cent millième maison Loi De Taeye fut réceptionnée en 1954. Nous portons toujours cet héritage. Même plus tard, le fait de posséder sa propre habitation était considéré comme le nec plus ultra. Pendant tout ce temps, il y a eu des incitants fiscaux, jusqu’au woonbonus, le bonus logement. Il fallait presque être fou pour ne pas acheter sa propre habitation. »

Il s’en est toutefois fallu de peu qu’il en soit autrement. « Dans les années 1920 fut votée une loi sur les logements sociaux permettant aux coopératives de construction d’emprunter à un taux de 2,75% sur une durée de 66 ans. » À peine trois ans plus tard, suite à un change­ment de politique, on décide de ne plus travailler avec les coopératives. De cette courte période, il nous reste ce qu’on appelle les cités-jardins aux noms à la fois prometteurs et pratiques tels que la Cité Moderne (Berchem-Sainte-Agathe, toujours sous gestion coopérative), le Logis-Floréal (Watermael-Boitsfort) ou Veertig Huizen (Waregem, qui n’est plus sous gestion coopérative).

Le modèle suisse

Dans de nombreux pays voisins, la coopé­rative de construction et d’habitation a toutefois été préservée. Peggy est elle-même allée chercher de nombreu­ses informations en Suisse, et plus pré­cisément à Zurich. « Les coopératives y représentent plus de 20 % de l’offre d’habitation en ville. Chaque habitant de Zurich a, un jour ou l’autre, déjà investi de l’argent dans une coopérative d’habitation. Personne ne trouve étrange que les banques appliquent un taux d’intérêt négatif sur l’épargne. »

Les archi­tectes pour qui elle organisait un voyage d’étude ont écarquillé les yeux. « Ils ne connaissaient pas ce modèle, mais lorsqu’ils ont vu les bâtiments, ils se sont rendu compte qu’ils aimeraient beaucoup travailler pour des coopératives. Contrai­rement aux promoteurs immobiliers qui visent un bénéfice maximal en multipli­ant le nombre de petits appartements sur un terrain, les coopératives d’habitation veulent avant tout construire des bâti­ments durables offrant un habitat de qua­lité. Cela se concrétise par des bâtiments réellement intéressants. »

Financièrement intéressant

L’architecture durable et la qualité d’habitat peuvent indubitablement con­vaincre un large public de la pertinence de la coopérative d’habitation. Reste à savoir si c’est financièrement intéressant. Pour cela, il convient évidemment de prendre en considération ce qu’on dépense, mais aussi ce qu’on ne dépense pas. « Quand on achète une maison ou un appartement, on part du principe qu’à terme, on pourra le revendre plus cher. Dans une coopérative, ce n’est pas possible : on vend générale­ment ses parts au prix où on les a achetées, au mieux avec une petite plus-value qui compense l’inflation. Cependant, dans une coopérative, il est possible de changer d’unité d’habitation, avec plus ou moins de chambres, en fonction des besoins, sans devoir chaque fois passer par la vente. Déménager coûte souvent plus cher quand on achète étant donné qu’on paie chaque fois des droits d’enregistrement et des frais de notaire. Tout cela est donc très fortement lié à un état d’esprit et à la fréquence à laquelle on veut déménager. »

Il est indispensable de s’appuyer sur l’enthousiasme de villes et communes pionnières.
Peggy Totté

Par comparaison, la location est beaucoup plus avantageuse dans une coopérative que sur le marché privé. « Lorsqu’on crée une nouvelle coopérative, il faut payer le bâtiment ; il n’est donc pas possible de demander un loyer plancher. Mais comme le loyer reste stable, après dix ou vingt ans, il finit par être inférieur au marché privé de la location. Si on place correctement l’argent économisé sur le loyer, au bout de 30 ans, on a souvent une plus-value équivalente à ce qu’on aurait en revendant une maison. Il convient d’ailleurs de ne pas surestimer le gain réalisé à la vente d’une habitation étant donné que sur la même période de 30 ans, on aura dengager beaucoup de frais pour entretenir le bien. »

Cohousing + coopérative = ?

Tout cela est très différent de la manière dont la plupart des groupes d’habitat partagé se sont organisés jusqu’ici. « À quelques exceptions près, la plupart des habitants d’un cohousing optent pour une Association de Copropriétaires, selon des principes bien connus calqués sur l’immeuble à appartements. » Créer une coopérative est toutefois moins intéres­sant si on ne fait qu’un seul projet. « Cer­tains aimeraient constituer une coopé­rative, mais lorsqu’ils passent chez le notaire et calculent les coûts, ils finissent par opter pour l’association de copropri­étaires qui les dispense de l’impôt sur le patrimoine et leur permet d’obtenir indi­viduellement un prêt bancaire. »

Peggy Totté a une formation d’ingénieur civil­architecte (UGent) et d’urbaniste (KULeuven). À partir de 1996, urbaniste dans l’équipe de projet Stadsontwerp (KULeuven). À partir de 2000, travaille à l’aménagement du territoire au service Ruimtelijk Planning des pouvoirs publics flamands. En 2013, cofondatrice et administratrice­gérante du bureau de conception Blauwdruk Stedenbouw. Depuis 2015, cheffe de projet au sein de l’association culturelle d’architecture Architectuurwijzer. Également membre du conseil d’administration de la Vlaamse Vereniging voor Ruimte & Planning (VRP) et experte auprès des chambres de qualité de plusieurs villes et communes. Photo : Sam Raspoet pour Architectuurwijzer.

Le seuil est toutefois considérablement abaissé lorsqu’il suffit au groupe de rejoindre une coopérative existante, telle que la woon­coop citée précédemment. « Adhérer à une coopérative allège considérablement les démarches. Et pour la coopérative, il est intéressant de pouvoir opérer à plus grande échelle. » C’est également intéres­sant pour les habitants étant donné que « contrairement à ce qui se passe dans une association de copropriétaires, il ne faut pas ouvrir son portefeuille par exemple lorsqu’il faut refaire la toiture. En effet, une coopérative saine aura constitué au fil du temps une petite réserve grâce aux revenus locatifs, ou pourra contracter un emprunt à la banque et le rembourser progressivement avec vos loyers. »

Retour des années 20

Que faut-il pour pouvoir appliquer ce mode d’habitat intelligent et abordable à plus grande échelle et à divers projets ? En premier lieu, du financement. Et pour cela, au-delà des habitants et des investisseurs externes, il faut aussi des banques, affirme Peggy : « À Zurich, les banques adhèrent totalement au principe. Elles connaissent le modèle et préfèrent prêter à des coopératives plutôt qu’à des particuliers. »

Et enfin, il est indispensable de s’appuyer sur l’enthousiasme de villes et communes pionnières. « La ville de Hasselt a cherché un groupe d’habitants pour un projet de cohousing dans une ancienne petite école. Si les villes et les communes sont à présent davantage familiarisées avec l’habitat partagé, la coopérative n’avait pas été envisagée. Jusqu’à ce que le projet s’avère trop grand pour le groupe d’habitants, qui se sont alors tournés vers wooncoop. Et la ville apprécie beaucoup de se retrouver autour de la table avec un seul interlocuteur plutôt que vingt ! » Genk, quant à elle, a vendu un terrain à la coopérative, laissant sur le carreau trois promoteurs immobiliers. Au-delà de l’offre, la qualité du projet et la vision à long terme ont participé à ce choix. Et à Sint-Niklaas, seules des coopératives étaient habilitées à faire offre. « Cela fait véritablement la différence : quand on vend exclusivement à des coopéra­tives, on voit naître des coopératives.

L’exposition « Housing Apart Together » sera accessible de juillet à octobre au collectif d’artistes Circus à Anvers.