Myriam Dumortier
MYRIAM DUMORTIER est bioingénieure et docteure en sciences de la bio-ingénierie. Elle est chercheuse senior auprès de l’INBO (Instituut voor Natuuren Bos-onderzoek), professeure en gestion forestière et naturelle à l’UGent, membre du thinktank Oikos et ambassadrice des Grands-parents pour le Climat. Ses opinions et articles sont publiés entre autres dans Oikos, MO* et Knack. Photo: Olivier Papegnies

La biodiversité désigne la multiplicité des formes de vie sur terre, depuis les gènes, les plantes et les animaux jusqu’aux écosystèmes entiers. Ces écosystèmes sont eux-mêmes reliés entre eux et ne peuvent fonctionner correctement que si les espèces qui les composent sont suffisamment variées et en bonne santé. Malheureusement, la biodiversité s’appauvrit à un rythme accéléré et pour la première fois dans l’histoire de cette planète, ce sont les humains qui en sont la cause. 

Les espèces se maintiennent mutuellement en équilibre 

L’extinction de formes de vie est un processus naturel, qui se produit épisodiquement au cours de l’évolution. L’environnement évolue, et seules les espèces qui évoluent avec lui, assez rapidement, se perpétuent sous une forme adaptée. Dans les régions chaudes, il apparaît plus de nouvelles espèces qu’il n’en disparaît, mais un réchauffement trop rapide inverse cette tendance.  

La crise que connaît aujourd’hui la biodiversité annonce-t-elle une prochaine grande phase d’évolution du vivant ? « Ce qui se produit actuellement est malheureusement bien plus préoccupant », avertit Myriam. « Les espèces disparaissent à un rythme 100 à 1.000 fois plus élevé que dans nos registres fossiles, et cette tendance menace de s’accélérer encore. » 

La terre a connu cinq épisodes d’extinction massive. Un refroidissement du climat serait la cause des deux premières, il y a 450 et 375 millions d’années. Car des mousses, puis des arbres et des forêts, étaient apparus pour la première fois sur les terres émergées et, par la photosynthèse, avaient retiré du CO2 de l’atmosphère. On a donc vu le contraire de ce qui se passe aujourd’hui : une quantité trop faible de CO2 dans l’air a entrainé une chute trop rapide de la température, à tel point que de nombreuses espèces n’ont pas survécu. Au cours des millions d’années suivantes, la biodiversité s’est toujours reconstituée, y compris après les trois grandes vagues d’extinction qui ont suivis. Elles étaient liées au réchauffement climatique, peut-être dû à une activité volcanique intense ou à l’impact de météorites. Le célèbre impact d’une météorite au Mexique a été la cause de la dernière extinction massive – qui a vu la disparition des grands dinosaures il y a 65 millions d’années.  

La crise de la biodiversité est aussi une crise sociale. Plus les équilibres naturels sont perturbés, plus les personnes les plus défavorisées en sont victimes.
Myriam Dumortier 

« Nous assistons donc aujourd’hui à une sixième vague d’extinction mais cette fois-ci, nous sommes à l’origine du processus, alors que nous faisons nous-mêmes partie de la biodiversité qui s’étiole. Qui plus est, nous en dépendons même pour vivre. Ainsi, la disparition des insectes met en danger la pollinisation des plantes, et donc les récoltes de nombreux fruits et légumes. Et la pollinisation n’est qu’une des fonctions remplies par les insectes. Ils contribuent aussi à la décomposition des matières organiques dans le sol et ils servent à leur tour de nourriture à de nombreuses autres espèces. Quant aux plantes, elles sont la source de notre oxygène. Notre vie est inextricablement liée à celle des autres espèces. Et si trop d’espèces disparaissent, nous, en tant qu’espèce humaine, finirons par disparaître aussi. » 

Une protection contre les pandémies 

Alors que les alertes concernant le réchauffement climatique et la perte de la biodiversité se heurtent encore trop souvent à un mur d’indifférence, une pandémie mondiale comme celle de la COVID-19 a, elle, secoué tout le monde. L’impact personnel a été grand pour chacun. Et pourtant, tout est inextricablement lié. 

« Dans le cadre de la lutte contre les pandémies aussi, nous avons tout intérêt à protéger et à restaurer la nature et la biodiversité. Car plus la biodiversité est grande, moins il y aura de maladies et de pandémies. Quand les écosystèmes se dégradent, de nombreuses espèces disparaissent, mais les agents pathogènes ne disparaissent pas nécessairement avec elles, au contraire. Les espèces les plus fortes survivent, et ce sont souvent des espèces qui se multiplient rapidement, les mutations créant de nombreuses variantes, jusqu’à ce que l’espèce soit suffisamment adaptée. Cela vaut aussi pour les vecteurs de maladies : une espèce qui se reproduit rapidement devient plus vite résistante, mais reste porteuse de la maladie. C’est pourquoi les espèces qui survivent dans des écosystèmes dégradés sont souvent aussi les vecteurs des maladies, et c’est ennuyeux pour nous.  

L’exemple typique est celui du rat, un véritable survivant. Plus les humains perturbent leur milieu, plus les autres espèces disparaissent, et plus les rats prolifèrent et transportent des maladies. Les chauvessouris, impliquées dans l’épidémie d’Ebola en Afrique, en sont un autre exemple. Les forêts ont été éradiquées et les chauvessouris qui ont survécu se sont rapprochées des zones habitées. Parfois, les humains ont mangé ces chauves-souris ou des fruits sur lesquels elles s’étaient posées. Et c’est ainsi qu’Ebola s’est propagé. À Madagascar, on voit encore apparaître des foyers de peste. Ici encore, la déforestation joue un rôle, par le fait que des rongeurs résistants sont chassés de leur habitat naturel.  

Nous devons collaborer beaucoup plus avec la nature au lieu de vouloir la manipuler.
Myriam Dumortier 

D’ailleurs, il n’est pas nécessaire d’aller si loin. Songez simplement aux tiques. Moins il y a d’espèces de mammifères, plus il y a de tiques. Alors que la biodiversité recule, il reste surtout des mammifères porteurs de tiques et vecteurs de la maladie de Lyme. Autrefois, lorsque j’allais au camp, on ne parlait pas de tiques. On pouvait dormir dehors sans s’inquiéter. Aujourd’hui, elles ont même envahi nos jardins. » 

Les limites de la planète 

Les rapports sur l’état de la nature pointent généralement cinq causes du recul de la biodiversité. Myriam explique. « Il y a premièrement la destruction des milieux naturels. On pense par exemple à la forêt tropicale, mais le même phénomène se produit partout, y compris chez nous. Bosquets, prairies, jardins, haies et forêts : chaque jour des petits écosystèmes sont détruits, le plus souvent pour bâtir des routes et des bâtiments.  

La deuxième cause est la surexploitation. Nous dispo sons de gigantesques océans qui débordent de poissons, et nous parvenons à épuiser presque totalement les réserves de quelques espèces « commerciales » très demandées. La troisième cause est la pollution par l’emploi de substances nocives qui se répandent partout dans le monde. Du pôle Nord jusqu’au pôle Sud, on trouve désormais des résidus de pesticides. Sans oublier la problématique des engrais. 

Une partie importante de la solution se trouve dans notre assiette.
Myriam Dumortier 

Le quatrième facteur est le changement climatique. Les températures augmentent trop rapidement pour que la nature puisse s’adapter. Enfin, le dernier facteur est l’apparition d’espèces invasives. Nous voyageons tout autour du monde en déplaçant des plantes et des animaux, parfois sans le savoir, et cela déséquilibre les écosystèmes ». Derrière tout cela, un facteur domine : l’homme et son économie basée sur une croissance infinie

Johan Rockström, expert en durabilité, a identifié neufs processus fondamentaux qui maintiennent la terre en équilibre. Deux d’entre eux subissent déjà des dommages irréversibles : la biodiversité et les cycles biochimiques, notamment le cycle de l’azote. Le réchauffement climatique approche également de sa limite. Il doit rester inférieur à 1,5°C, mais si nos émissions de gaz à effet de serre ne sont pas drastiquement réduites, nous pourrions dépasser les 2°C au cours de ce siècle. Si c’est le cas, les sécheresses et les inondations que nous connaissons aujourd’hui ne sont que le début de ce qui nous attend. 

« Nous devons collaborer beaucoup plus avec la nature au lieu de vouloir la manipuler. On ne peut pas maintenir la nature à l’écart, dans un espace séparé que nous pourrions contrôler, comme le pensent les ‘écomodernistes’. Bien sûr, des technologies intelligentes font partie de la solution, mais nous avons surtout besoin de la sagesse nécessaire pour adapter notre mode de vie à la gravité de la situation. » 

Durabilité = solidarité 

Cette histoire a aussi une dimension sociale importante. Les populations qui perturbent le moins la nature et le climat en sont les principales victimes. L’Afrique subsaharienne connaît une importante migration climatique, mais même chez nous, ce sont les personnes les moins bien logées qui sont les premières victimes des récentes inondations. Le changement climatique aggrave les inégalités. 

« La crise de la biodiversité est aussi une crise sociale », souligne Myriam. « Plus les équilibres naturels sont perturbés, plus les personnes les plus défavorisées en pâtissent. Et plus les gens sont riches, mieux ils sont en mesure de vivre de manière plus durable. La redistribution des richesses est donc essentielle. À ce sujet, la ‘Doughnut Economy’ de Kate Raworth est une idée éclairante : nous devons respecter les limites de la planète si nous voulons préserver la nature pour les prochaines générations. Mais il y a aussi une limite inférieure, chacun sur la planète doit pouvoir accéder à une certaine qualité de vie minimale : éducation, soins de santé, logement, nourriture saine, etc. La marge laissée au choix de notre style de vie se situe entre ces deux limites. Malheureusement, nous voyons énormément de richesses gaspillées par les uns, tandis que d’autres se débattent pour survivre. » 

À contre-courant

 Néanmoins, des mesures sont prises à une échelle de plus en plus grande. Depuis 1992, il existe une Convention sur la biodiversité, ratifiée par 195 pays. Lors de la COP (Conférence des Parties) qui se tient tous les deux ans, des accords sont conclus, et suivis, pour mettre un terme à la perte de biodiversité. Myriam attend impatiemment la COP15, fin octobre : « Chaque niveau a un rôle à jouer. À l’échelle mondiale, une nouvelle stratégie sera adoptée par la COP pour 2030. L’Union européenne a déjà placé la  barre très haut : 30% de zones naturelles protégées, restauration de la nature en, dehors de ces zones également, réduction de moitié de l’usage de pesticides, utilisation d’engrais réduite de 20%, 10% d’espaces naturels dans les zones agricoles, 25% d’agriculture biologique… Certains autres pays et régions s’efforcent également d’atteindre de tels objectifs. Le fait que certains pays se livrent à une surenchère de leurs ambitions est un signal très positif. 

Myriam Dumortier.
Myriam Dumortier. Photo: Olivier Papegnies

Mais le niveau local est également important. Ce qu’on décide à l’échelle mondiale doit être porté par des acteurs locaux. Et ceux-ci élisent à leur tour des politiciens qui défendront les intérêts des citoyens à un niveau supra-local. Nous avons besoin de changements à tous les niveaux de la société, pour que le contre-courant se développe. Des banques comme Triodos sont aussi vraiment nécessaires. Nous pouvons choisir de ne pas laisser la perte de biodiversité et le réchauffement climatique s'aggraver davantage. »  

Une partie importante de la solution se trouve dans notre assiette. Si nous optons pour une alimentation locale et biologique, qui suit les saisons, avec moins de viande, de poisson et de laitages, l’impact positif sur la planète sera énorme. « L’industrie alimentaire se déploie au détriment de l’intérêt sociétal. Pollution, engrais, produits toxiques, perte de biodiversité, changement climatique… : tel est le coût réel d’une alimentation bon marché. La nourriture bio nécessite un processus de production plus coûteux, parce que celui-ci prend soin de la planète et cela a un coût. C’est une concurrence très déloyale. La nourriture équitable doit être disponible pour tous.  

Opter pour un mode de vie plus responsable amène une nouvelle forme de confort. Il est libérateur de renoncer à la course à la consommation et trouver la tranquillité, de travailler moins et d’arrêter de courir après des idéaux médiatiques. Plus on est résistant aux sollicitations commerciales, mieux on se porte. On rétablit notre lien avec la nature et avec les autres, par exemple dans le cadre de projets d’agriculture urbaine. Il faut trouver du temps pour découvrir combien il est agréable de vivre plus durablement, surtout quand on s’y met à plusieurs. »