
Pascale Thumerelle est une pionnière de la responsabilité sociétale des industries culturelles. Dans son ouvrage paru aux éditions Actes Sud, elle rappelle à quel point ce secteur, qui englobe aussi bien le cinéma, l’industrie musicale et la presse que les réseaux sociaux et les jeux vidéo, pèse dans l’économie : en 2022, il employait près de 8 millions de personnes en Europe, et le revenu qu’il a généré dans l’Union Européenne s’élevait à 643 milliards d’euros en 2019. Et pourtant, peu d’entreprises du secteur décident d’exploiter le levier que constitue la politique de RSE (responsabilité sociétale d’entreprise) pour rendre compte de leur impact, et fournir à leurs parties prenantes les moyens d’analyser leurs effets sur la société, qu’ils soient positifs ou négatifs.
Car il ne faut pas attendre le bad buzz pour mettre en place des pratiques plus responsables. Selon une étude de France Stratégie, adopter une démarche RSE permettrait aux entreprises d’augmenter leurs performances de 13% en moyenne par rapport aux entreprises qui ne le font pas. Certains acteurs culturels l’ont d’ailleurs bien compris, comme les groupes de médias Ouest France et The Guardian au Royaume-Uni, qui ont développé de bonnes politiques RSE garantissant une déontologie rigoureuse.
Le titre de votre livre, « Réchauffement des esprits », fait référence au réchauffement climatique. Quel lien faites-vous entre ces deux notions ?
« Le réchauffement climatique et celui des esprits partagent trois caractéristiques communes : il s’agit de phénomènes globaux qui présentent un caractère d’urgence et frappent les plus vulnérables. Les acteurs culturels, qu’ils soient petits ou des mastodontes, exercent une influence considérable sur nos psychés. Ils peuvent stimuler ou formater notre esprit critique. La surabondance de contenus de haine, de stéréotypes, de désinformation nourrie par la distorsion des faits et de pratiques marketing nocives pour les enfants agit comme une pollution, nuisible à l’épanouissement individuel et à la cohésion sociale. L’ère numérique a amplifié cette évolution.
En Europe, la liberté d’expression est encadrée : elle n’autorise pas les discours qui incitent à la haine ou à la discrimination. Pourtant, ceux-ci sont de plus en plus relayés par les industries culturelles. »
Vous faites encore un autre lien entre l’environnement et la culture, celui du développement durable. Pouvez-vous l’expliquer ?
« Le développement est durable s’il permet de répondre aux besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs. Dans son rapport « Notre avenir à tous », publié en 1987, Gro Harlem Brundtland explique que le développement n’est durable que s’il permet de favoriser un état d’harmonie entre les humains et la nature, mais aussi entre les humains tout court. L’aspect environnemental est donc crucial, mais pas exclusif. On ne peut pas parler de développement durable si on ne s’attelle pas à la lutte contre la pauvreté ou à la recherche de cohésion sociale. Sur ce point, les industries culturelles disposent d’un levier extraordinaire, car la culture permet à chaque être humain de retrouver l’estime de soi et d’être reconnu à part entière comme membre de la société. Une étude italienne a d’ailleurs démontré qu’augmenter la consommation de biens culturels de 1% permet de diminuer de 20% des crimes motivés par la haine.
Les industries culturelles doivent être invitées à la table des conférences internationales sur le développement durable. Pour les interroger sur leurs faiblesses, mais aussi sur toutes les ressources qu’elles proposent pour rendre le développement effectivement durable. »
Qu’est-ce qu’une politique RSE peut vraiment apporter à une entreprise ?
« Plein de leviers d’action ! Pour commencer, cela permet à l’entreprise de connaitre précisément son écosystème, car pour développer sa politique RSE, elle doit interroger ses différentes parties prenantes, c’est-à-dire ses publics, ses « fournisseurs de contenu », les pouvoirs réglementaires et les ONG, afin de connaitre leurs attentes. Cela lui permet ensuite de mieux anticiper les risques et d’identifier les opportunités de marché avant ses concurrents. Cela la rend globalement plus performante.
Quand je pilotais la politique RSE de Vivendi, j’avais par exemple défini des critères sur la diversité culturelle et la place des femmes dans la création artistique. Le fait d’avoir été l’un des premiers à le faire nous a permis d’attirer des talents. Ces critères étaient par ailleurs intégrés dans la rémunération variable des dirigeants. L’ensemble des critères liés à notre politique de RSE s’inscrivait dans la gouvernance du groupe.
S’engager dans la RSE permet à une entreprise de créer de la valeur économique pour elle-même, mais aussi de la valeur sociétale pour ses parties prenantes. »
Qu’est-ce qui explique alors que peu d’acteurs culturels s’engagent vis-à-vis de la RSE ?
« Il y a tout de même une prise conscience au sein-même du secteur. De plus en plus d’entreprises culturelles s’engagent en définissant leur feuille de route RSE. Je donne plusieurs exemples dans mon livre, notamment dans le secteur des médias, de la musique et du cinéma. Ce qu’il faudrait maintenant, c’est que les citoyens, les investisseurs et les pouvoirs publics prennent conscience de l’influence de ce secteur sur la société, et de la nécessité de l’inclure dans les réflexions et les exigences de développement durable. Il ne faut plus juste leur demander leur bilan carbone, mais leur bilan d’empreinte culturelle. Elles doivent pouvoir expliquer comment elles contribuent au bien commun. »
À la Banque Triodos, nous finançons justement la culture pour son effet positif sur la société. Faisons-nous figure d’exception dans le secteur financier ?
« À ma connaissance, vous êtes la seule banque à inclure la culture dans votre vision du développement durable. C’est pour ça que je ne vous lâche pas (rire). Mais ça bouge ! Il y a quelques mois, en qualité de membre du Forum pour l’investissement responsable, j’ai intégré ' l’accès à une information de qualité ' dans le document ' S’engager pour l’impact social' publié par le groupe de travail du GSG France for Impact Finance. Dans l’évaluation de la contribution sociale des investissements, ce critère de l’accès à une information de qualité, fiable et pluraliste, a été retenu par 50 investisseurs à impact, comme celui de la justice fiscale, par exemple. »
Comment endiguer ce réchauffement des esprits ?
« Premièrement, les industries culturelles doivent elles-mêmes prendre conscience que le développement durable va au-delà des critères environnementaux. C’est important d’intégrer des critères de protection de la biodiversité dans leur politique RSE, mais elles doivent surtout définir des engagements et des objectifs sur des sujets au cœur de leur activité : la rémunération équitable des artistes ou des journalistes, l’indépendance éditoriale, le traitement de l’information, la modération des contenus ou encore l’intégration de ces sujets dans leur gouvernance. Par leurs investissements et offres de contenus, elles ont la capacité de fournir ou non des ressources à leurs consommateurs pour s’ouvrir aux autres cultures, se forger une opinion éclairée et prendre part activement à la vie démocratique.
Il est également nécessaire de sensibiliser les investisseurs à impact soucieux de contribuer à un monde meilleur et la société civile dans son ensemble. L’éducation aux médias, mais aussi à la diversité culturelle, doit être déployée à grande échelle. L’actualité souligne l’urgence et la nécessité pour les citoyens de s’emparer de ces questions de société pour défendre nos valeurs européennes et l’état de droit. »
Le réchauffement des esprits présente-t-il un risque pour la démocratie ?
« Bien sûr, en particulier au travers de la désinformation. 83% des Européens pensent que la désinformation menace la démocratie, car elle met à mal la confiance dans les institutions et les médias, et qu’elle les empêche de prendre des décisions en connaissance de cause, entre autres choses. Le World Economic Forum a également tiré la sonnette d’alarme à ce propos : il a défini le risque de la désinformation en tête des risques globaux 2025 à court terme, et ce pour la deuxième année consécutive.
La lutte contre la désinformation et les ingérences de la part d’Etats autoritaires ou de milliardaires peu soucieux du bien commun doit être une priorité pour l’Europe. L’UE a d’ailleurs adopté des textes fondamentaux, comme le Digital Services Act en 2022, qui établit des règles pour lutter contre les contenus illicites et la désinformation relayés par les plateformes numériques. Ou encore le Règlement européen sur la liberté des médias, adopté plus récemment en 2024, qui protège l’indépendance et le pluralisme des médias. Agissons tous ensemble pour que ces textes fassent preuve de leur efficacité ! Il en va de la souveraineté européenne. »

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